[Scénario] Les liens du sang

Des ronds de fumée…

L’escalier en chêne de la demeure cossue de Staffolde craqua de mille plaintes sous le pas lourd du Rohir. Il se frottait machinalement la tête à l’endroit même où la masse de son agresseur s’était abattue comme le tonnerre. Une vilaine bosse rougie par le sang séché lui déformait le cuir chevelu.

Il se sentait bien penaud d’être tombé dans un piège aussi grossier et ne voulait pas que Daerandhir ne garde plus longtemps ce coupe-jarret du Gondor.

La lucarne ovale de la petite chambre sous les combles laissait filtrer une clarté crépusculaire. Les rayons de lune nimbaient d’argent les quelques meubles d’artisanat rustique décorant l’endroit. Un solide coffre en bois aux ferrures de bronze et une armoire de Staddel tenaient compagnie à un lit simple et deux ou trois tabourets. Le maitre du savoir Elfe veillait sans bruit sur l’étrange visiteur du soir.

Gwalchmei le salua de la tête, et lui proposa à voix basse de le remplacer pour accomplir cette tâche indigne d’un sorcier de son rang. Il promit au seigneur elfe de redoubler de vigilance, l’assurant qu’il se sentait parfaitement bien et remis de ses émotions.

Daerandhir quitta la pièce sans que le plancher n’émette cette fois le moindre gémissement, bientôt enveloppé d’un manteau d’ombres. Dès qu’il eut passé l’encadrement de la porte, Gwalchmei s’assit en grimaçant sur un tabouret rehaussé et dévisagea Peredur plongé dans un profond sommeil.

Le rohir alors qu’il surplombait ce gamin au visage apaisé ne parvenait pas à se faire à l’idée, qu’il puisse avoir massacré les hommes dans la ruelle jouxtant l’auberge de Bree quelques nuits auparavant. Se remémorant la scène, les corps éventrés gisant dans leur sang, le rictus d’effroi figeant le visage des supplicié, un frisson de dégout parcouru l’échine du géant blond.

Peredur semblait si tranquille dans la chambre douillette de la demeure d’Heren Iaur. Ses longs cheveux noirs dessinaient comme une auréole de candeur autour de son visage carré, éclaboussant de mèches de jais le blanc immaculé de l’oreiller duveteux.

Farfouillant dans sa poche, le Rohir tira sa longue pipe culottée d’ivoire et par quelques gestes précis la bourra de tabac de Longoulet. Dans la quiétude de la nuit, des ronds de fumée aux effluves parfumées s’envolèrent doucement jusqu’aux solives apparentes sous l’œil circonspect du chat de la maison ronronnant sur le manteau orné de la cheminée
 

Quelque part dans les landes d’Etten…

Nyoghta se glissa dans une des nombreuses anfractuosités de la roche calcaire. La gélifraction due à des hivers particulièrement rigoureux avait bien fait son œuvre crevant la falaise de larges fissures et de grottes. Dans les ténèbres elle s’engouffra avec délice.

L’humidité de l’endroit la fit frissonner de plaisir lui faisant quelque peut oublier le maigre repas qu’elle venait d’ingurgiter. La guerre lui fournissait bien assez de cadavres, mais à la viande froide, elle préférait le gout sans pareil d’un hobbit bien gras et gouteux…

La fissure déboucha sur un étroit laminoir où courait un torrent d’eau vive. Elle poursuivit son chemin, occupée à imaginer la meilleure façon de déguster les hommes-rat de Sacregris.

Le sorcier pourpre respirait bruyamment exsangue. Dans sa robe écarlate, il semblait si frêle soudain. Sa main griffue s’appuyait avec peine sur un pilier de marbre noir. Au sol, un pentacle de sang avait été balayé. Une odeur d’encens et de soufre mélangés s’ajoutaient aux relents acres issus de la combustion de bougies noires disposées sans soin apparent dans des candélabres hideux.

Les maigres flammes dansantes projetaient des ombres agitées sur les parois suintantes de la caverne. Dans les recoins les plus sombres se tenaient d’étranges conciliabules que des êtres libidineux susurraient dans une langue impie aux accents métalliques. Des milliers d’yeux emplis de haine scrutaient, épiaient le sorcier qui avait élu domicile au cœur même de leur territoire. Pourtant aucune créature ne fut assez courageuse pour quitter son manteau de ténèbres et venir défier l’envahisseur…

- Moreressë !!! hurla t’il…Cette damnée sorcière à rompu le contact….

Ses yeux de démons lançaient des éclairs, sa voix résonna dans l’air glacial du souterrain, grondant comme le tonnerre avant de se perdre dans l’abime de l’oubli. Les chuchotements dans les ténèbres stoppèrent soudain.

Nyoghta apparue au seuil d’un étroit couloir sinueux et marqua aussi un temps d’hésitation. Elle connaissait les colères de son maitre et savait sa justice aveugle.

- Approche !

Il avait deviné la présence de son dévoué serviteur à huit pattes et l’appelait sans daigner la regarder, comme un chien que l’on siffle.

Nyogtha parcouru la distance que la séparait du sorcier avec hésitation. Alors qu‘elle rentrait dans le rond ténu de lumière, le sorcier se tourna vivement vers elle.

- Fais savoir qu’il ne m’est plus utile, et que mes chiens de Bree se mettent en quête de l’éventrer. Ces bâtards croteux me coûtent assez cher comme ça. Espérons pour leur tête qu’ils puissent s’acquitter d’une tâche aussi convenue…

L’araignée resta immobile. La colère de son maitre ne se fit pas attendre

- Va !! Maudite engeance, n’as tu pas compris mes ordres ?

Devant l’absence de réaction de Nyoghta, il consentit enfin à se pencher vers elle, approchant son visage anguleux vers l’arachnide.
Une lueur de surprise balaya son regard. Il se redressa lentement

- Que me chantes-tu là ? Enfui dis tu ! Hé bien, cet imbécile du Gondor à de la ressource. Le paysan du Rohan à ses trousses dont la cervelle doit être aussi développée que celle de sa monture va nous simplifier le travail…

De nouveau, il prit un ton péremptoire et se me à hurler comme un dément

- Ne reste pas plantée là immondice ! Fais savoir à tous mes serviteurs qu’il faut le retrouver, et le capturer ! Une fois cet idiot ficelé, emmenez le moi… Un sourire avide naquit sur ces lèvres. Il salivait presque. Et qu’on laisse assez d’indices pour que le rohir le suive jusqu’ici. La bêtise de ce dernier pourrait compromettre notre plan si aucune lumière ne vient éclairer son esprit dégénéré…Avec un peu de chance, il sera une monnaie d’échange appréciable une fois qu’ils sauront...

Nyogtha cette fois se retira dans l’ombre avec célérité et disparue dans une étroite fissure marquant un miroir de faille concrétionné de fistules de calcite.

Le sorcier quant à lui, encore chancelant, s’approcha d’un pas lent d'une vasque remplie de sang vermillon. Une croute à la surface témoignait du manque de fraicheur de ce dernier autant que l’odeur immonde qui s’en dégageait. Il se pencha au dessus s’agrippant aux rebords de bronze. Il crut discerner un vague reflet à la surface, un visage qui lui ressemblait mais qui n’était pas le sien. Il chuchota comme pour lui même alors que ces yeux brillaient de l’éclat du dément…

- Ne t’inquiètes pas, nous nous reverrons bientôt…
 


Une piste dans la nuit…

Gwalchmei fulminait. Le vent de la nuit lui cinglait le visage. Malgré l’écume aux commissures des lèvres de sa monture, il ne faiblissait pas l’allure. Il piqua des deux les flancs du destrier. Des volutes blanches s’échappaient des naseaux du cheval, visiblement épuisé par une trop longue course.

La lune espiègle dans un coin du ciel d’encre éclairait la scène d’une clarté d’argent. Des milliers d’étoiles éclaboussait la nuit quant il stoppa enfin sa folle cavalcade. Au dessus d’une petite colline rondelette, il devina loin derrière lui les dernières lueurs de Bree.

Des centaines de lucioles dansaient dans d’oniriques farandoles aux dessus des eaux scintillantes du marais de l’eau-aux-cousins.

Il fit volte face. L’ombre immense des montagnes des terres solitaires barraient l’horizon. Sa route passerait par là.

L’homme providentiel rencontré au Poney Fringuant lui avait donné de précieuses informations. Celui qu’il cherchait avait volé un cheval au maréchal-ferrant avant de déjouer la garde à la porte Sud.

Comment avait-il pu une nouvelle fois se laisser berner par ce voleur de poules. Il se jura de fumer un peu moins d’herbe des semis-hommes.

Sa nuit de veille, la fatigue d’un seul coup qui le gagne, les songes agités, l’air frais de la nuit, la fenêtre ouverte et le lit soudain vide. La piste du fuyard, Combe, la rencontre avec le pèlerin du Gondor et enfin Anariath…

Il avait promis de revenir au plus vite à Staffolde. Il lui fallait hâter l’allure.

Il flatta l’encolure de sa monture comme pour s’excuser du rythme d’enfer qui lui imposait. Le destrier docile repris sa course et fila bientôt au galop. A la sortie d’un bosquet de feuillus il repéra soudain quelque chose dans un fourré au bord de la route….

Décidemment, c’était trop facile. Il mit pied à terre, sa hache à la main. Une cape de voyageur était accroché à un mur de ronces, un sentier mal dessiné montait à pic dans la forêt. Cette cape, il l’avait déjà vu sur les épaules de ce Peredur du Gondor…

Ce n’était plus qu’une question de temps désormais. Il attacha sa monture à un frêne tordu, resserra les jointures de son armure et s’enfonça sous le couvert végétal à travers les buissons d’épines et de fougères…

Il poussa un juron.

Une missive déposée sur la grande table des cartes de la demeure de Staffolde et ne portant aucun sceau, s'ouvre sur une écriture appliquée en Westron et signée de la rune d'un maître du savoir :

De noirs nuages s'écorchant au dessus des pins,
Voilaient l'ancienne lignée au destin incertain,
Un même sang empruntant deux sentiers,
Par une pensée à présent divisée ...
Qui se souviendra du nom de ta Maison,
Ô Sentinelle perçant les frondaisons ?
Si par la corruption de l'ainé,
Le nom du second fût emporté,
Et au vent des cruelles colères,
Affligé comme le traître frère.

Entend Echad Candelleth,
La rumeur sifflante des bêtes,
Car elles ont vu les robes noires,
Là où nul matin et nul soir,
Ne vient déranger l'ombre,
Des pas foulant les tombes,
Griffant le sol de leur acier,
Où seul un hériter saurait trouver ...

Heren Iaur pourras-tu cet appel entendre,
Sans toutefois le front plissé te méprendre ... ?

Traduit par les soins de Mellonwen Illuvaniel à Fondcombe, le parchemin en peau trouvé au Bois de Chet révèle son ignoble contenu :

« Le maître réclame l’humain du Rohan qui rôde et fouine à la recherche de nos agents en Eriador. Il est stupide et veut voir le sang du chien Peredur couler sur son épée. Servez vous du voleur ! Creusez vos cervelles et capturez Gwalchmei le guerrier aux cheveux jaunes.
Peu importe dans quel état vous nous le livrerez mais il doit pouvoir parler. Avec cette missive, les sacs de peaux contiennent les pièces de métal. D’autres encore seront données quand nous reviendrons chercher l’humain.
Décevez nous, trahissez nous et vos femmes et enfants bruleront en maudissant vos noms pendant que vous regretterez de ne pas avoir eu une mort si douce.

A la prochaine lune, soyez prêts quand nous surgirons de l’ombre ! »

Oglouk

Une semaine….

Une petite semaine et pas plus.

La menace de Peredur ne sous-entendait pas d’autres éventualités. Ses yeux injectés de sang avaient donnés un peu plus de relief encore à la force de ses propos. Le maitre ne tolérait pas l’échec et Gwalchmei constituait une parfaite monnaie d’échange. Il exigeait la relique et son frère. Faute de pouvoir lui offrir l’une, Peredur pouvait sauver sa tête en lui apportant celle du sorcier aux cheveux gris.

Il avait cru lire le doute dans les yeux du guerrier Rohirrim rencontré au pied du sanctuaire. Le doute, s’était déjà ça. Une mince fêlure, une hésitation qui pourrait peut-être le conduire sur le chemin de la raison. Peredur l’espérait en montant quatre à quatre les marches branlantes de ces ruines envahies par des serpents de lierre s’enroulant autour colonnades étêtées.

Les paroles d’Imriagh lui revinrent en mémoire. Il n’avait rien trouvé avait t’il juré ! Pire, les Angmarims auraient à leur tour trahis le maitre. Il fallait s’en assurer. Les choses se compliquaient. Par habitude, il longea le mur moussu à demi écroulé d’une ancienne fortification profitant de l’ombre projetée, bien à l’abri dans son manteau de ténèbres.

Non loin, les vestiges d’un temple ancien n’en finissaient pas de disparaître. Une arche instable résistait fièrement aux assauts du temps, dominant un chaos indescriptible de blocs épars livrés aux affres de l’érosion. Des silhouettes écarlates et encapuchonnées s’y pressaient comme des spectres errant. Peredur frissonna.

Il abandonna à regret les ombres protectrices, surprenant deux guerriers de l’Angmar en plein conciliabule. Les deux hommes se retournèrent, l’air mauvais, les visages fermés. Des mains glissèrent aux ceintures pour chercher le réconfort du pommeau d’une dague ou d’une épée.

Un lourd nuage anthracite voila la lune, soudain pudique.

- Qu’avez vous trouvé ? aboya le voleur du Gondor comme pour se rassurer

Le plus grand des deux hommes rejeta sa capuche sur ses épaules découvrant un crâne rutilant ou des arabesques de peintures dessinaient d’obscènes symboles. Son bras se dressa, faisait claquer l’épais tissu de la manche de sa robe. Il lui désigna d’un doigt crochu un cercle de pierre où gisaient les cadavres de plusieurs de ses semblables. Les dalles étaient rougies d’un sang épais s’immisçant par filets dans les joints effrités pour s’en aller nourrir une terre avide.

- Ton maitre n’avait pas prévu ce genre de visite persiffla t’il entre ses dents pointues.
Peredur s’arracha à sa contemplation morbide et fixa intensément son interlocuteur. D’autres Angmarims, l’épée au clair apparurent dans le halo des torches vacillantes éclairant péniblement l’endroit.

- Ce n’était pas à lui de prévoir ça ! Mais ça ne répond pas à ma question, il faut s’a…

- Ca suffit ! l’interrompit brusquement l’angmarim dégainant à une vitesse étonnante son épée du fourreau. La lame vrombit dans l’air du soir et la pointe se posa sur le pourpoint de cuir de Peredur éberlué…

- Cours vite aux pieds de ton maitre petit chien ! vociféra le guerrier de l’Angmar. Ses yeux noirs charbon bouillaient de colère. Pour accentuer ses propos, il soutint un peu plus la pression de l’épée qui lacéra le cuir. Dis lui, que les Angmarims ne servent qu’un seul maitre et que le tien s’estime satisfait que nous le laissions en vie. Ce qui a été trouvé ici n’en valait pas la peine…

Bouche bée, Peredur cherchait une réponse adaptée, les mots s’entrechoquant dans sa tête sans qu’une phrase intelligible ne se forme. Son interlocuteur ne le laissa pas répondre.

- Maintenant déguerpi avant que je te transperce comme un misérable chien que tu es !
Peredur recula de quelques pas quand l’acier piqua la peau. Les guerriers aux armures écarlates l’entouraient un peu plus, tous menaçants.

Les évènements lui échappaient comme le sable coule entre les doigts. Les Angmarims s’étaient joués du maitre, lui dérobant son bien. Les forces d’Heren Iaur se renforçaient dans l’adversité et s’ils ne décidaient pas à livrer Imriagh, il ne resterait plus de bonnes cartes dans le jeu.

Il fallait se préparer à un avenir sombre et s’adapter le cas échéant. S’adapter ! Ca il savait parfaitement le faire.

Une rafale de vent secoua les branches basses des ormes gigantesques s’accrochant aux versants des montagnes. Des feuilles mortes aux grées de la bourrasque s’envolèrent en tournoyant, arrachées au tapis mordoré du sous-bois. Peredur força le pas. Inquiet, il quitta rapidement le chemin tortueux et s’enfonça sous le couvert salvateur des frondaisons odorantes…